Depuis des années et des années, une scène me poursuit je ne l'ai pas vue, et cependant je la vois derrière mes yeux, au croisement de la mémoire et de l'imaginaire, là où fantômes et fantasmes se forment et apparaissent.
Cette scène a eu lieu dans les derniers jours de mai 1871, à Paris. Un troupeau de Communards, que l'on vient d'arrêter et qu'encadrent les Versaillais, passe devant la foule ameutée sur les boulevards, dans les parages de l'Opéra une foule de bourgeois bien mis qu'accompagnent leurs épouses en tournures et voilettes. Tous ces gens, qui ont eu peur, clament un soulagement haineux et victorieux, mais voici que dans l'excitation générale, quelques-unes des femmes s'avancent vers les prisonniers, et tout à coup arrachent la longue épingle qui retient ensemble chignon et chapeau, puis la manient à bout de bras pour crever les yeux sous les applaudissements et les rires. ¯\_(ツ)_/¯
Cette scène est exemplaire parce qu'elle met en scène un meurtre du regard que le pouvoir français commet régulièrement. Ici, le geste final est toujours d'aveugler l'adversaire pour qu'il ne voie pas ce qu'on lui fait, et soit donc incapable d'en témoigner valablement.
Il suffit de se rapporter à deux événements récents pour constater combien la scène évoquée semble servir de perpétuel modèle. Ainsi de la rafle dite du Vel' d'Hiv et du pogrom que subirent les Algériens, à Paris même, dans la nuit du 17 octobre 1961.
Chaque fois, c'est une cruauté immédiatement couverte, sinon légalisée, par la hiérarchie de l'Etat chaque fois le même enterrement d'une prise de conscience salutaire, comme si la lâcheté des exécutants reflétait la réalité fondamentale de nos gouvernements successifs.
Quand la vérité finit par devenir publique et va même jusqu'à s'afficher trop tard sur les estrades de l'Etat c'est que l'amnistie a depuis longtemps bâillonné les victimes et mis à l'abri les bourreaux par une soumission légale de la justice au crime. On ne devrait pas s'étonner que les « révisionnistes » nient l'évidence quand la volonté officielle a toujours été de blanchir l'histoire. ¯\_(ツ)_/¯
Les riches ne crèvent plus les yeux des révoltés avec des épingles à chapeau, mais avec des images. Cet aveuglement a l'avantage de n'être ni salissant ni douloureux.
Le pouvoir est à nouveau divin puisqu'il peut agir invisiblement. Il faudra sans doute beaucoup de temps pour qu'on aperçoive dans cette invisibilité un crime contre l'humanité puisqu'on ne l'a pas mieux distingué chez la mafia du sang contaminé, qui, pourtant, a servi la propagation du sida avec bien plus d'efficacité que notre sexualité rendue pécheresse.
Le virus, lui aussi, appartient à l'invisible quand sa cruauté apparaît, il est trop tard. Bizarrement, ce qui prépare les viols, les massacres, la destruction, apparaît aussi trop tard, mais uniquement parce que les responsables, pour n'être pas coupables, choisissent toujours d'aveugler.